Paul HERVIEU - Arthur MEYER (bibliophile).
L'Armature.
Paris, Alphonse Lemerre, 1895
1 volume in-18 (19 x 13 cm) de (2)-II-324-(3) pages.
Reliure plein maroquin vert d'eau, dos à nerfs janséniste, auteur et titré doré au dos, fer spécial (bibliothèque Arthur Meyer) doré en queue au dessus du millésime doré également, tranches dorées sur brochure, non rogné, les deux plats de couverture jaune imprimée conservés, large jeu de roulettes et filets dorés en encadrement intérieur des plats (reliure signée E. CARAYON). Excellent état si ce n'est un dos uniformément insolé viré au marron, quelques légères décolorations sur les plats. Intérieur parfait.
Edition originale tirée sur papier vélin satiné teinté.
Il n'est pas fait mention de grands papiers.
Exemplaire de dédicace offert par l'auteur au bibliophile et magnat de la presse Arthur Meyer : "A Monsieur Arthur Meyer. Hommage cordial de l'auteur. Paul Hervieu."
Exemplaire dans lequel Arthur Meyer, comme à son habitude, a fait relié en tête une belle et intéressante lettre autographe datée du 16 septembre 1908 à lui adressée et relative à la genèse du livre. Nous la reproduisons intégralement ci-dessous :
"Cher monsieur, mes "doux loisirs de vacances" consistent en pourparlers continuels avec le Président de l'Association des Directeurs, et à présider, cette semaine, trois séances confraternelles pour règlement d'affaires. Je m'arrache à leur perspective pour répondre à la question que veut bien me faire votre bibliophilie ; et je vous exprime combien je suis flatté de la part qu'elle m'a fait l'honneur de m'accorder. La conception de l'Armature remonte à une quinzaine d'années. Nombre de détails la concernant sont maintenant dans les brouillards de l'éloignement. Je me souviens toutefois que j'avais été frappé de la magnanimité avec laquelle des épouses supportaient l'inconstance du mari, et de la rigueur jalouse qui s'emparait d'elles, aussitôt que celui-ci mettait la dot en péril. Cette observation, répétée, m'inspira le personnage de la baronne Saffre. L'équité me fit chercher si le sexe fort ne présentait pas de ces équivalents. Et j'eus l'égale tristesse de constater que, lui aussi, était intéressé. Je me mis à l'œuvre pour exposer l'idée que, dans la vie mondaine, l'argent exerce la même obsession que dans les affaires du commerce et de l'industrie, avec ceci de différent et de curieux qu'elle est inavouée. Ma pensée fit alors, au vil métal, l'application du célèbre adage "s'en souvenir toujours ; n'en parler jamais." Je vous prie d'agréer, cher monsieur, l'assurance de tous mes souvenirs et de mes meilleurs sentiments. Paul Hervieu. 16 septembre 1908."
Dans l'Armature Paul Hervieu évoque avec force le règne de l’argent et la destinée d’un nabab. Il y peint surtout les milieux aristocratiques avec un regard très critique, qui n’exclut cependant pas une fascination croissante. Hervieu a été pendant longtemps l’ami le plus cher et le plus dévoué d'Octave Mirbeau, qui l’a introduit chez Goncourt et Mallarmé et l’a mis en relations avec Rodin et Monet. Octave Mirbeau donna un éloge appuyé à l'Armature dans les colonnes du Journal du 24 février 1895. Cependant leur amitié s'acheva dans l'incompréhension mutuelle.
"[...] « — Savez-vous exactement ce que l’on définit par le mot d’armature ? On désigne ainsi un assemblage de pièces de métal destiné à soutenir ou à contenir les parties moins solides, ou lâches, d’un objet déterminé. Eh bien ! pour soutenir la famille, pour contenir la société, pour fournir à tout ce beau monde la rigoureuse tenue que vous lui voyez, il y a une armature en métal qui est faite de son argent. Là-dessus, on dispose la garniture, l’ouvrage d’art, la maçonnerie, c’est-à-dire les devoirs, les principes, les sentiments, qui ne sont point la partie résistante, mais celle qui s’use, se change à l’occasion et se rechange. L’armature est plus ou moins dissimulée ; ordinairement, tout à fait invisible ; mais c’est elle qui empêche la dislocation, quand surviennent les accrocs, les secousses, les tempêtes imprévues, quand l’étoffe des sentiments se déchire et que se fend la devanture des devoirs ou des grands principes. C’est seulement en ces circonstances-là, et pour quelques instants, que l’on peut, parfois, apercevoir dans le cœur de la société, au centre des familles ou entre deux parties d’un ménage, leur armature à nu, le lien d’argent. Mais vite, on recouvre ça de sentiments neufs ou de principes d’occasion. On remplace les préjugés détériorés et les devoirs crevés… Et l’armature a supporté le tremblement ! Elle est restée en permanence pour maintenir scrupuleusement la forme et l’apparence des foyers domestiques, et pour recevoir la réparation dont a besoin la façade mondaine… » [...] Parue, tout d’abord, dans la Revue des Deux-Mondes, l’Armature a été fort discutée. Il n’en pouvait être autrement, en raison de l’exceptionnelle audace du livre, et aussi, parce que la Revue des Deux-Mondes compte, dans sa clientèle, les plus grands « armaturés » de cette époque. Il faut avouer que leur émotion se comprend et qu’elle s’aggrave encore de ce qu’il ne s’attendaient guère à être si durement « constatés », en ce qu’ils considèrent, à tort sans doute, comme le dernier rempart de leurs privilèges sociaux, comme leur propre maison. Les uns ont éprouvé de la colère ; les autres, de la stupeur, bien entendu, dans la mesure où la correction mondaine permet l’expression de ces deux sentiments, en général trop expressifs. Tous ont pensé sincèrement que M. Paul Hervieu avait exagéré, et qu’il y avait, dans son cas, sinon de la haine, du moins du parti pris. Les gens du monde ont des façons vraiment particulières de comprendre et de juger les choses qui touchent à la littérature. Ils acceptent avec une facilité merveilleuse, et couvrent d’une indulgence souriante et complice tout ce que la vie, autour d’eux, dans leur propre milieu, peut leur offrir de situations irrégulières, de vices qualifiés, d’infamies avérées ou seulement soupçonnées. Si tout cela s’accompagne de la tenue mensongère et de la discrétion hypocrite qui, dans leur morale, tiennent lieu de conscience et remplacent l’honneur, ils s’y complaisent et, au besoin, ils s’en honorent. Mais quand ces situations, ces vices, ces infamies, se transposent de la vie à l’art, et quittent la réalité quotidienne pour s’incorporer, même atténuées, dans une œuvre de pure imagination, alors ils s’indignent vertueusement et protestent, au nom des grands principes, contre la possibilité que de telles mœurs soient vraies, ou même plausibles. [...] J’aime et j’admire profondément ce livre, parce que, outre son art merveilleux, il a une probité rare : celle de ne flatter aucun snobisme, de ne caresser aucune passion, de n’encourager aucune mode, et de ne pas faire passer, comme dans les livres de nos plus accrédités psychologues, un grand souffle chrétien sur les eaux de toilette qui viennent de laver le secret parfumé des adultères." (extrait de Les écrivains, deuxième série, par Octave Mirbeau, E. Flammarion, 1926).
Provenance : de la bibliothèque Arthur Meyer avec son ex libris gravé au coq avec sa devise "Je chante clair" et avec son fer spécial doré en queue du dos (coq et la même devise dans une banderole). Arthur Meyer (1844-1924) fut le directeur du Gaulois, prestigieux quotidien conservateur et mondain, qui fut, en 1929, absorbé par Le Figaro, alors dirigé par François Coty. Personnage hors normes, incontournable, au carrefour de la vie mondaine, de la presse et de la politique sous la IIIe République, ce petit-fils de rabbin, fils d'un colporteur alsacien, devint royaliste, antidreyfusard et catholique. Cherchant à singulariser ses livres pour les différencier de ceux des autres bibliophiles, il commanda aux artistes de son temps des dessins et peintures à la dimension de ses ouvrages. Arthur Meyer est mort le 2 février 1924 à Paris et est inhumé au cimetière du Père-Lachaise. Sa bibliothèque riche de très belles pièces fut vendue la même année.
Savoir ce volume richement relié et en belle place dans la riche bibliothèque d'Arthur Meyer, l'un des hommes parmi les plus riches et les plus mondains de son époque, n'est pas sans piquant. Et quand on sait qu'Arthur Meyer se marie en 1906 (2 ans avant la lettre adressée à lui par Paul Hervieu) à Marguerite de Turenne d'Aynac (descendante du général Henri-Amédée-Mercure de Turenne et petite-fille du 8e duc de Fitz-James), de 37 ans sa cadette, ce qui fait scandale à cause de la grande différence d'âge entre les deux époux, on ne peut s'empêcher de se dire que Paul Hervieu (ne pouvant ignorer la situation matrimoniale de Meyer au moment où il lui écrit en septembre 1908) a fait preuve de beaucoup d'audace dans son propos. Ironie de l'histoire mondaine ... Meyer divorcera de sa très jeune épouse en février 1923 (Meyer meurt en 1924). Ils eurent ensemble deux filles. Marguerite de Turenne d'Aynac se remaria avec un industriel dès mars 1923, et divorça encore ensuite (sans descendance par ce nouveau mariage) ... A croire qu'Hervieu avec son Armature, avait vu assez juste quant aux mondanités ... Marguerite mourut en 1945 âgée de 64 ans, l'âme en paix (on l'espère).
Très bel exemplaire truffé et relié pour le bibliophile Arthur Meyer.
Prix : 800 euros